Jeu et théorie du duende
de Federico Garcia Lorca, mise en scène de Benjamin Barou-Crossman.


« Et le duende… Où est le duende ? A travers l’arche vide, passe un vent de l’esprit qui souffle avec insistance sur la tête des morts, à la recherche de nouveaux paysages et d’accents ignorés ; un vent qui sent la salive d’enfants, l’herbe écrasée et le voile de méduse, qui annonce le baptême permanent des choses fraîchement créées. » Garcia Lorca.

Cet automne, j’ai joué dans J’habite une blessure sacrée, un spectacle mis en scène par Mireille Perrier à la Maison des Métallos. Pour cadeau de « première », Mireille m’a offert Jeu et théorie du duende de Federico Garcia Lorca.
Dans la vie, il n’y pas de hasard. C’est un texte que j’avais déjà lu et qui m’avait profondément marqué. Ce cadeau, je l’ai perçu comme un signe et j’ai eu envie de le monter avec Mireille comme actrice.
Découverte par Léos Carax qui lui confie le rôle principal de son premier film ; Boy meets girl, elle devient l’égérie des cinéastes des années 80 ; Eric Rochant, Philippe Garrel, Jaco Van Dormeal, Aline Issermann, Claire Denis, Amos Gitaï… Récemment, elle joue un « seul en scène » où elle incarne la journaliste russe assassinée, Anna Politkovskaïa - unanimement salué par la presse et le public. Mireille porte en elle un engagement total. C’est cette flamme, son extrême émotion, j’irais jusqu'à dire son duende d’actrice qui me subjugue et me donne envie de travailler avec elle. Et notre entente aussi.


Mireille Perrier actrice dans Jeu et Théorie du duende.

Je tiens à mentionner que le texte Jeu et Théorie du duende n’a pratiquement jamais été monté. Garcia Lorca l'écrit pour une conférence qu'il donne à Buenos Aires et Montevideo en 1933 et 1934. Le poète andalou est marqué par les surréalistes et leur travail sur l’inconscient, puis lorsqu’il s’installe à New-York, il perçoit les méfaits du capitalisme et de l’urbanisme sur l’humain. Avec Jeu et Théorie du duende, Lorca affirme une nouvelle orientation poétique ; il donne libre cours à son instinct, aux forces telluriques.
Jeu et Théorie du duende est une ode à la nature, à la chair, aux forces cosmiques, à l’intériorité, au flamenco, à la mort comme spectacle, à l’Espagne. C’est aussi un hymne au mode de vie gitan qui n’a jamais perdu contact avec la terre, la création.

Jeu et Théorie du duende répond à mes questionnements d'artiste.
Qu’est qui fait qu’un artiste a la flamme, le duende ? Qu’est ce qui fait qu’un artiste entre en état de grâce, touchant fugitivement ce plus que la technique n’apportera jamais ?
C’est tout l’enjeu auquel tente de répondre Garcia Lorca. Il y répond en poète, c'est-à-dire par des images, du souffle, de l’enthousiasme, de la créativité, de l’émotion, de la tragédie et en aucun cas avec de la rationalité, de l’explication et de la froideur. Pour Lorca, l’artiste qui crée avec le duende le fait dans une lutte à mort avec lui-même. Lorca a eu toute sa vie cette obsession terrifiante de la mort. La création était son moyen de survie.

Je vois de nombreux artistes faire preuve de savoir faire, utilisant leur technique et ne se remettant plus en question. Leur art, en conséquence, n’a plus de vie, plus de risque, plus d’âme, il est sec. Pour moi, être artiste est une éternelle remise en cause, un éternel recommencement. L’artiste se doit d’être dans une intériorité. « On est trompé par des auteurs, des peintres ou des lanceurs de modes littéraires sans duende ; mais il suffit d’y regarder d’un peu plus près et ne pas se laisser aller à l’indifférence pour déjouer le piège et les faire fuir avec leur artifice grossier », écrit Garcia Lorca.
La vie et l’art sont inextricablement liés. « Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse » écrivait Nietzsche à propos du créateur. Car si l’artiste prend ces risques, créer devient extrêmement éprouvant, difficile, mais réjouissant. Il sublime alors son chaos et atteint des terres inconnues. Je ne conçois pas l’art et la création autrement.

Ce duende, je l’ai ressenti chez les artistes tsiganes, chez les danseuses de flamenco ou en Andalousie, en Espagne. Enfant, j’ai beaucoup voyagé dans les sociétés dites indigènes (les Aborigènes en Australie, les Indiens Navajo aux Etats-Unis, les Tibétains exilés dans le nord de l’Inde). Ce sont des sociétés qui n’ont jamais perdu contact avec la spiritualité, loin des méfaits du matérialisme. J’ai pu assister dans ces sociétés à des cérémonies où les personnes entraient en état de transe. Ils cherchaient le duende. Garcia Lorca ne cesse de nous parler de la culture andalouse, du flamenco, de la flamme intérieure, de l’état de transe : « Alors, la Nina de los Peines se leva comme une folle, courbée en deux telle une pleureuse du Moyen Âge, avala d’un trait un grand verre de Cazalla brûlant, et se rassit pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge en feu, mais… avec duende. »

J’ai retrouvé dans le peuple gitan mon enfance en terre aborigène. Je travaille actuellement à l’écriture d’une pièce de théâtre Être ou ne pas être gitan avec le poète tsigane Alexandre Romanès. Le duende est unique, inattendu, hors-cadre. Il n’a rien à voir avec le folklore. Et c’est pour cette raison que je souhaite associer à Mireille Perrier un homme de culture gitane qui de par sa tradition porte en lui la danse et ce qu’elle comporte d’engagement, et qui par son âme, son vécu, nous fera ressentir le duende.

Le cinéaste Tony Gatlif, que je connais, m’a déjà mis sur la piste de vieux gitans espagnols qui vivent au fin fond de l'Andalousie. Le fait de choisir deux interprètes d’âges et aux parcours différents (Mireille Perrier et ce vieux danseur gitan) va permettre à nos deux interprètes de se transmettre le duende. Ils vont partager cette expérience. Je considère la notion de transmission, en péril aujourd’hui, comme un acte de résistance. Il est primordial de décloisonner les frontières du théâtre ; en élargissant l’art vivant à d’autres cultures et traditions. Lorca et son duende nous y oblige.

Moi-même j'ai beaucoup appris auprès d’acteurs expérimentés comme Mireille Perrier, Didier Sandre, Pascal Bongard ou d'auteurs comme Armand Gatti. J’espère à mon tour retransmettre ce qu’ils m’ont donné. Avec Mireille Perrier, nous projetons de partir ensemble sur les terres de Lorca, et jusqu'à Jerez de la Frontera, la capitale andalouse du flamenco. Il me semble primordial de faire ce voyage pour nourrir notre travail. Lorca puisait sa créativité dans la vie, il bougeait sans cesse, multipliait les expériences.



Federico Garcia Lorca


Note de mise en scène et scénographie

L'enjeu pour les interprètes consiste à trouver le duende. Celui de la mise en scène  va être de donner les moyens aux interprètes de rencontrer ce duende. Le duende se situe dans la vie et l'engagement total. Sa beauté n’est pas attendue, ni classique, elle surprend, subjugue. Il va falloir aller le chercher. Un pupitre avec un livre posé dessus, éclairé par un îlot de lumière jaune au départ du spectacle donnera le sentiment d’assister à une conférence dans ce qu'elle comporte de plus classique et d’ennuyeuse. Mais un spectateur se lève du public et crie son ennui. C'est Mireille Perrier. C’est aussi les premières lignes de la conférence. Là-dessus, la comédienne s'aventure sur le plateau et l'investit. Au fur et à mesure que le texte de Lorca se dit, on quitte l'univers de la conférence pour atteindre ce mystérieux duende. Des projections d'images de corrida, d'Espagne, de peintures de Goya, Zurbaran, Gréco, ainsi que des poèmes cités dans le texte du duende viendront rythmer le spectacle en permettant de s'immerger dans la culture andalouse.

Je souhaite que l'espace entre le public et la comédienne s’amenuise au point de disparaître, que l'espace scénique s’investisse pour donner l’impression de vie large. Mireille, l'actrice, va ainsi être dans une plus grande prise de risque. Il va falloir aller chercher le public, le provoquer parfois et peut-être même le troubler. Mireille va devoir passer du rôle de la conférencière à l'actrice qui incarne et se laisse envahir par l'émotion, tout comme le faisait Lorca dans ses conférences. Elle va devoir prendre le risque d'aller chercher, au cœur d'une lutte à mort, son duende. « Pour tout homme, tout artiste, qu'il s'appelle Nietzsche ou Cézanne, chaque échelle qui monte à la tour de sa perfection a pour prix la lutte qu'il entretient avec son duende, pas avec son ange, comme on a pu le dire, ni avec sa muse » écrit Garcia Lorca. En défiant sa mort dans une lutte, on célèbre l'instinct de vie, c'est pourquoi la joie, la fête et l'humour se doivent d'être au rendez-vous de la souffrance engagée. Je souhaite retrouver ce même contraste en créant une ambiance de fête comme si on se trouvait dans un concours de Cante jondo (pleurs chantés très anciens du répertoire flamenco qui se déroule au sein de réunions festives et joyeuses)

Je pense également incorporer au spectacle quelques berceuses espagnoles, car comme les Cante jondo, les berceuses sont souvent très anciennes et transmettent ce mystère de vie et de mort. On sait que Lorca aimait mimer la mort. C'est une farce qu'il avait coutume de faire à ses camarades, à Dali par exemple.

 Je souhaite exprimer dans le spectacle que la question du duende est pleinement d’actualité. C'est une question politique. En assassinant Lorca, les franquistes avec leur barbarie ont aussi voulu tuer le duende, c'est-à-dire les forces de l'esprit, de la terre. Je tiens à préciser que Lorca a été assasiné dans un village près de Grenade, près d'une fontaine "la fuente grande" qui existe toujours. Le souffle de Lorca n'est donc pas mort. Aujourd’hui, nous observons que le duende, cette force de l’homme, cette force des éléments est nié par le pouvoir matérialiste. Il n'y qu'à constater ce que l'on fait au peuple gitan. Les tsiganes par leur rythme et leur philosophie de vie sont de mon point de vue les représentants du duende. Je souhaite mettre en scène cette mort du duende dans toute sa tragédie. A la fin du spectacle, je vais projeter une vidéo sur le mur montrant que le duende a été et qu'il est toujours menacé (ce sera un montage d'archives en noir et blanc de Lorca, de la période franquiste en Espagne et de mon séjour en Andalousie). Mireille va petit à petit disparaître dans le noir comme à la fin d’un spectacle. Les spectateurs se lèvent, se rhabillent. Toute la salle se rallume. Et là, arrive de nulle part, un vieux gitan qui interpréte une danse, emplie de vie, de tradition et de duende. L'esprit, la fête, l'enthousiasme continuent d'exister, de surprendre. On ne peut pas tuer le duende.